Le CBD – Veille juridique n°2
La qualification du CBD par la CJUE dans l’affaire KANAVAPE : une marchandise libre de circulation sauf preuve avérée d’un risque pour la santé
Dans l’article précédent, nous exposions la difficulté que soulevait l’interprétation du droit interne à l’égard de la fleur de chanvre, partie de la plante qui contient majoritairement le CBD. Pour rappel, il existe une divergence entre le droit français et le droit communautaire car le premier n’autorise expressément que les activités industrielles et commerciales pour les seules graines et fibres du chanvre autorisé. Ce qui amenait les autorités françaises, notamment suite à une note publiée en 2018 par la MIDELCA[1], à interpréter le silence du texte au sujet de la fleur de chanvre comme une absence d’autorisation d’industrialisation et de commercialisation. Certains acteurs économiques considéraient à l’inverse que l’absence d’interdiction écrite noir sur blanc constituait une autorisation ou pensaient simplement profiter du flou juridique entourant la fleur de chanvre[2].
Le droit communautaire quant à lui ne fait pas de distinction quant à la partie de la plante utilisée.
Cette incohérence entre le droit interne et le droit communautaire a été soulevée à l’occasion de poursuites pénales engagées à l’encontre de vendeurs de e-liquide pour cigarette électronique contenant de l’huile de CBD. La Cour d’appel d’Aix-en-Provence a alors décidé de surseoir à statuer et de poser la question suivante à la CJUE : « les règlements 1307/2013 et 1308/2013 (concernant la PAC), ainsi que le principe de libre circulation des marchandises, doivent-ils être interprétés de telle sorte que les dispositions dérogatoires instituées par l’arrêté du 22 août 1990 édictent, en limitant la culture du chanvre, son industrialisation et sa commercialisation, aux seules fibres et graines, une restriction non conforme au droit communautaire ? [3]».
La CJUE dans son arrêt du 19 novembre 2020 (affaire KANAVAPE) a recentré la question préjudicielle sur le CBD[4] et a indiqué qu’elle devait être entendue dans le sens de savoir si un Etat membre pouvait interdire la commercialisation du CBD, produit légalement dans un autre Etat membre, du fait qu’il soit extrait de la totalité de la plante, fleur comprise, et non de ses seules fibres et graines, sans contrevenir au principe communautaire de libre circulation des marchandises[5].
Afin de répondre à cette question de l’inconventionnalité du droit français, la Cour européenne a procédé tout d’abord à la qualification juridique du CBD (I). Ayant retenu la qualification de marchandise, elle a ensuite apprécié la validité des restrictions françaises à son utilisation commerciale dès lors qu’il est extrait de l’ensemble de la plante (II)
I. La qualification de marchandise du CBD
Pour qualifier le CBD, la CJUE a procédé par étapes, en analysant les textes internationaux puis européens s’agissant du chanvre/cannabis en matière de douane, de stupéfiant ainsi qu’au titre de la politique agricole commune (PAC). Elle a exclu la qualité de produit agricole, puis de stupéfiant avant de qualifier le CBD de marchandise.
Exclusion de la qualité de produit agricole
La Cour a tout d’abord relevé que le système harmonisé des douanes, texte international, classe le THC en tant que « Produit chimique organique »[6], tandis que le « Chanvre (Cannabis sativa L.) brut ou travaillé mais non filé ; étoupes et déchets de chanvre (y compris les déchets de fils et les effilochés) », figure à la nouvelle position, 5302, de la nomenclature du SH[7], sans que soit nommé le CBD.
Suite à l’analyse du SH et en raison de la procédure nécessaire à son extraction, en l’espèce par Co2, la Cour estime que le CBD en cause n’est pas un produit agricole[8] et qu’il relève de la nomenclature relative aux « Produits chimiques organiques »[9]. Elle en tire la conséquence que la règlementation relative à PAC ne lui est pas applicable[10].
Exclusion de la qualité de stupéfiant
Après avoir rappelé le principe de l ’interdiction de l’importation et de la mise en vente des produits stupéfiants, à l’exception de ceux se trouvant dans un circuit « strictement surveillé par les autorités compétentes en vue d’être utilisés à des fins médicales et scientifiques »[11]. La Cour analyse si le CBD peut être considéré comme un stupéfiant et donc exclu du commerce.
Elle réaffirme la solution jurisprudentielle constante selon laquelle « un traité international doit être interprété en fonction des termes dans lesquels il est rédigé ainsi qu’à la lumière de ses objectifs »[12].
C’est ainsi qu’elle fait une interprétation téléologique de la Convention Unique sur les stupéfiants en considérant que son but est notamment de protéger « la santé physique et morale de l’humanité »[13].
Cet axe d’interprétation l’amène à rejeter la qualification de stupéfiant pour le CBD en cause (la seule interprétation littérale de ce texte aurait amené à la solution inverse[14]).
Pour ce faire, elle se fonde sur les critères suivants du CBD commercialisé par KANAVAPE : il n’apparait pas avoir d’effet psychotrope, ni d’effet nocif pour la santé humaine, il est extrait d’une variété autorisée et contient un taux de THC n’excédant pas le seuil légal.
La Cour en conclut que ce CBD n’a pas à être exclu du commerce, que c’est une marchandise en principe libre de circulation[15](il est à noter toutefois que la Cour fait ici une appréciation in concreto , pour un CBD n’ayant pas les mêmes caractéristiques la qualification pourrait ainsi être différente).
La Cour va par la suite analyser la règlementation française au regard des articles 34 et 36 TFUE respectivement relatifs à l’interdiction des restrictions quantitatives à l’importation et aux justifications permettant, par exception, de recourir à de telles mesures.
II. La restriction française à l’importation de CBD constitutive en l’état actuel des connaissances scientifiques, d’une mesure d’effet équivalent à des restrictions quantitatives, au sens de l’article 34 TFUE.
Afin que l’ensemble des citoyens européens puisse profiter du marché intérieur, il est un principe fondamental ? celui de la libre circulation des marchandises. Des exceptions sont permises mais elles sont strictement encadrées par le droit communautaire. La Cour va donc analyser le droit français au regard de cette règlementation.
L’interdiction française constitutive d’une mesure d’effet équivalent à des restrictions quantitatives
S’agissant du CBD en cause, la CJUE a considéré que l’interdiction française de commercialisation du CBD produit dans un autre Etat membre, conformément à la règlementation européenne en matière de chanvre, est constitutive d’une mesure d’effet équivalent à des restrictions quantitatives. En effet, si elle n’a ni pour objet ni pour effet de traiter moins favorablement des produits en provenance d’autres États membres, « elle entrave l’accès au marché d’un État membre des produits originaires d’autres États membres »[16].
Une telle mesure est prohibée par l’article 34 du même Traité et ne saurait être adoptée valablement que si elle répond à un des motifs d’intérêt général énumérés par l’article 36 TFUE ou par des exigences impératives. La Cour va donc s’attacher à vérifier si la mesure peut être justifiée, comme le soulève l’Etat Français, par la protection de la santé publique, motif prévu par l’article 36 du TFUE.
L’interdiction française injustifiée en l’absence d’un risque avéré, sauf preuve contraire
La Cour donne la direction à suivre à la juridiction de renvoi car c’est à elle qu’il revient in fined’apprécier si la règlementation française en matière de CBD peut être justifiée par la protection de la santé publique, comme le fait valoir l’Etat français. Elle rappelle deux conditions auxquelles doivent satisfaire les dispositions nationales : être propres à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et être proportionnelles à l’objectif à atteindre. Elle poursuit en réaffirmant que la protection de la santé et de la vie humaine occupe une place prioritaire pour le TFUE et que pour cette raison les Etats-membres disposent d’une marge d’appréciation quant aux mesures appropriées et au niveau à atteindre. Elle précise cependant des conditions pour la validité des mesures de restrictions : elles doivent assurer une protection effective, le risque présenté par les produits concernés doit être réel et enfin ce risque doit être évalué de manière approfondie[17]. Elle envisage enfin l’application du principe de précaution en cas d’existence d’une incertitude scientifique mais précise qu’il ne peut pas être valablement invoqué si le risque est purement hypothétique.
En l’espèce, la Cour souhaite guider la juridiction de renvoi et note que compte tenu de l’état actuel des connaissances scientifiques en la matière, le CBD en cause n’apparait pas avoir d’effet sur la santé humaine. Elle relève également une incohérence de l’argumentation et de la règlementation française en la matière qui autorise les opérations commerciales pour le CBD de synthèse alors que ce dernier présente les mêmes caractéristiques que le CBD issu de la plante.
Elle déduit de ce qui précède que l’interdiction française est contraire au droit de l’UE sauf à ce que le juge de renvoi (la Cour d’appel d’Aix-en-Provence) apprécie, en étudiant les données scientifiques disponibles et produites devant lui, l’existence d’un risque pour la santé suffisamment établi et non pas hypothétique.
Le juge de renvoi, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence dans cette affaire, pourra, à notre sens, difficilement conclure différemment de la CJUE, en l’état actuel des données scientifiques sur le CBD.
Nous verrons dans le prochain article la note en demi-teinte de la MIDELCA consécutif à cet arrêt et les recommandations qui s’imposent pour une commercialisation règlementaire du CBD.
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