Le droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé, consacré 39ème liberté fondamentale

Le droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé, consacré 39ème liberté fondamentale

 

En France, le juge administratif est passé, dès la fin du 19ème siècle, de juge défenseur des prérogatives de souveraineté de l’Etat à un juge indépendant, protecteur des droits et des libertés du citoyen.

La loi du 30 juin 2000 créant le référé-suspension et le référé-liberté représentait à ce titre une avancée réelle, quoique relative, dans l’objectif de faire obstacle plus facilement au caractère exécutoire d’une décision administrative[1].

Dans un discours devant la Cour de Justice de l’Union européenne, Edouard Stirn considère que « ces procédures nouvelles ont donné au recours une véritable effectivité, d’autant que le champ des libertés fondamentales a été largement entendu ». Outre les grandes libertés publiques, il inclut des droits, le droit d’asile, le droit de mener une vie privée familiale normale ou le droit au respect de la vie. Il s’étend à des valeurs fondamentales, comme la présomption d’innocence ou l’interdiction du travail forcé.  Il couvre les « libertés fondamentales que l’ordre juridique de l’Union européenne attache au statut de citoyen de l’Union ».[2]

Le Conseil d’Etat, dans la droite lignée de son rôle – et après des condamnations répétées de l’Etat pour insuffisance dans la lutte contre la pollution de l’air, notamment[3] – crée en ce mois de septembre 2022, à la lumière d’une situation environnementale critique, une 39ème liberté fondamentale susceptible – espérons-le – de renforcer un mouvement judiciaire complémentaire au mouvement politique et posant de plus en plus fortement pour l’Etat son rôle central et sa responsabilité dans la préservation de l’environnement de ses citoyens et de ses territoires.

 

Une jurisprudence liée à une actualité brûlante, qui pose des limites strictes à la saisine en référé-liberté.

 

Dans sa décision du 20 septembre 2022, le Conseil d’Etat, saisi par des particuliers, juge que le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé (article 1er de la Charte de l’environnement) est une liberté fondamentale au sens de l’article L.521-2 du code de justice administrative (CJA)[4].

Il rappelle dans cette même décision les recours possibles pour les citoyens en matière d’atteinte à l’environnement devant le juge des référés : référé-suspension (article L.521-1 du code de justice administrative), référé mesures utiles (article L.521-3 du code de justice administrative), référés particuliers des articles L.122-2 (en cas d’absence d’étude d’impact) et L.123-16 (en cas de conclusions défavorables du commissaire enquêteur ou de la commission d’enquête ou en cas d’absence d’enquête publique ou de participation du public) du code de l’environnement.

Le Conseil d’Etat précise le cadre d’urgence de ces recours, et rejette en l’espèce la demande de suspension de travaux d’extension d’une route départementale par les propriétaires d’un laboratoire d’étude et de recensement des espèces protégés, limitrophe du lieu où se déroulent les travaux : la condition d’urgence particulière de l’article L.521-2 du CJA ne peut être considérée comme remplie du fait de l’absence de contestation, par les requérants, de l’arrêt initial du Conseil départemental concernant ce projet ni des autorisations administratives subséquentes.

Il estime aussi que, « les requérants se bornant à faire valoir, de façon générale, le risque d’atteinte irréversible aux espèces qu’ils étudient, il ne résulte pas de l’instruction que la poursuite des travaux contestés porterait une atteinte grave et manifestement illégale à leur droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. »

Le Conseil d’Etat rappelle ainsi, aux points 4 et 5 de sa décision, les conditions cumulatives constituant du recours au référé-liberté, adaptées à cette 39ème liberté fondamentale :

  1. Il ne doit pas être sérieusement contestable que l’atteinte à l’environnement trouve sa cause dans l’action ou la carence de l’autorité publique.
  2. Il appartient à la personne requérante de justifier de cette atteinte grave et manifestement illégale « au regard de sa situation personnelle, notamment si ses conditions ou son cadre de vie sont gravement et directement affectés, ou des intérêts qu’elle entend défendre ».
  3. Il lui appartient aussi « de faire état de circonstances particulières caractérisant la nécessité pour elle de bénéficier, dans le très bref délai prévu par ces dispositions, d’une mesure de la nature de celles qui peuvent être ordonnées sur le fondement de cet article. »
  4. « Dans tous les cas, l’intervention du juge des référés dans les conditions d’urgence particulière prévues par l’article L. 521-2 précité est subordonnée au constat que la situation litigieuse permette de prendre utilement et à très bref délai les mesures de sauvegarde nécessaires.»

Enfin,

  1. « Compte tenu du cadre temporel dans lequel se prononce le juge des référés saisi sur le fondement de l’article L. 521-2, les mesures qu’il peut ordonner doivent s’apprécier en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a déjà prises. »

La décision est disponible ici

 

Une jurisprudence de précaution mais ouvrant la voie à de nombreux recours contre l’inaction de l’autorité publique.

 

Peu de temps après avoir condamné puis prononcé des sanctions contre l’Etat français pour carence dans l’affaire Les Amis de la Terre, sur action collective, décisions renforcées par sa décision avant-dire droit dans l’affaire Commune de Grande Synthe[5], le Conseil d’Etat consacre l’action individuelle des citoyens pour la préservation de leur droit à un environnement sain. Il y pose cependant, nous l’avons vu, des conditions strictes et limitatives.

La définition et les conditions cumulatives de l’atteinte grave et manifestement illégale au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé vont se retrouver appliquées moins de 15 jours après, dans une ordonnance du 5 octobre 2022 du juge des référés du tribunal administratif de Marseille[6] et une ordonnance du 14 octobre 2022.

Dans la première, le juge des référés du tribunal administratif était saisi par une association de protection environnementale demandant la suspension d’un arrêté préfectoral accordant une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées pour l’installation d’un parc photovoltaïque.

Le Juge des référés, tout en rappelant que « son office ne saurait se confondre avec celle du juge des excès de pouvoir », rejette la demande de l’association. Il suit en ce sens la jurisprudence du Conseil d’Etat, la demandeuse n’ayant pas contesté les permis de construire et autorisation de défrichement antérieurs et « se bornant à faire valoir une atteinte à la faune et à la flore protégées » alors que « les impacts résiduels du projet ont été analysés comme faibles et non significatifs sur les habitats et les espèces présentes » et que « l’autorisation de dérogation […] s’accompagne de mesures de réduction d’impact, de compensation et de suivi des populations des espèces concernées ».

Peu de temps après, appelé à se prononcer sur le droit à l’information environnementale comme pendant du droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, le Juge des référés du tribunal administratif de Lille rappelle lui aussi la jurisprudence du Conseil d’Etat et rejette pour défaut d’urgence la requête d’une association de riverains d’un site ICPE dit « Metaleurope », fondée sur l’article L.521-2 du Code de l’environnement.[7]

Le Juge rappelle qu’il appartient à la partie requérante de faire état de circonstances particulières caractérisant la nécessité pour elle de bénéficier d’une mesure de sauvegarde dans un délai de 48 heures. Il considère en l’espèce que les mesures déjà prises par les services de l’Etat et les mairies à la suite des premiers résultats de la campagne de dépistage et des investigations de l’ADEME n’apparaissent pas manifestement insuffisantes à assurer un suivi sanitaire et environnemental adapté au regard du risque d’intoxication au plomb et à protéger la population, en particulier les enfants, contre ce risque.

Cette ordonnance permet cependant d’enrichir la liste des éléments constitutifs du droit de vivre dans un environnement respectueux de la santé, en y définissant en son point 3 comme corollaire d’un tel droit « les mesures prises ou à prendre dans le cadre de la protection de la population contre les risques que l’environnement peut faire courir à la santé », notamment « celles consistant à informer la population contre de tels risques de façon à ce qu’ils soient évités. »

D’autres décisions récentes des tribunaux administratifs, plus à la marge quant à leur implication directe dans l’application des critères posés par la jurisprudence du Conseil d’Etat, illustrent malgré tout le mouvement créateur de droit initié par cet arrêt.

Ainsi, deux saisines en référé liberté, notables en ce qu’elles ont été effectuées à deux jours d’intervalle et à tout juste une semaine de l’arrêt du Conseil d’Etat, montrent l’attente forte et ancienne liée à cette question d’actualité et laissent présager des recours à venir très certainement nombreux et variés.

Le Juge des référés du Tribunal administratif de Bordeaux, dans une ordonnance du 26 septembre 2022, rappelle le cadre de sa saisine au titre du droit à vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé mais ne peut se prononcer sur ce point. En effet, la requérante, qui reproche en l’espèce à l’autorité publique de ne pas faire droit à sa demande de logement décent et pérenne alors qu’elle vit sans domicile depuis de nombreuses années, situation portant selon elle gravement atteinte à sa santé et à sa sécurité, ne fait qu’évoquer dans ses conclusions le droit à un environnement équilibré et protecteur de la santé sans pour autant le relier explicitement à sa situation ni se prévaloir explicitement  d’une atteinte manifestement illégale à son environnement, due à l’action ou la carence de l’autorité publique [8].

L’ordonnance du 28 septembre 2022 du juge des référés du Tribunal administratif de Nantes, quant à elle, enjoint l’Office français de l’immigration et de l’intégration de proposer un hébergement indépendant et adapté à la situation et à l’état de santé d’un enfant malade au nom de l’intérêt supérieur de ce dernier[9].

En l’espèce, les arguments présentés dans les conclusions de la requérante au soutien de sa demande de reconnaissance d’une violation de l’intérêt supérieur de l’enfant par l’OFII dans son refus d’attribuer un logement qui soit situé à proximité de l’hôpital et soit exempt de toute cohabitation, sont les mêmes que ceux avancés au soutien de la violation du droit à vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, à quelques nuances dont nous ne pourrons cependant connaître l’appréciation du juge des référés.

Ce dernier considère que la décision de l’OFII porte atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant, le logement attribué à la famille par l’office ne garantissant pas un accès à l’hôpital à toute heure et estime en outre que l’OFII « n’établit pas davantage que l’enfant de Mme D bénéficierait dans un tel logement de conditions sanitaires adaptées à son état de santé ».

Tout l’intérêt de cette décision par rapport à l’appréciation des critères de la 39ème liberté fondamentale, porte sur ce dernier point, qui est fortement appuyé par l’avocate de la requérante, dans ses conclusions ainsi que lors de sa plaidoirie – reprise par le juge dans le visa de son ordonnance – au titre du droit à vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé.

En conclusion, et pour reprendre les propos introductifs de M. Bruno Lasserre, vice-président au Conseil d’Etat, lors du colloque ‘regards croisés du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation – « l’environnement : les citoyens, le droit, les juges » [10] :

« Ce rôle nouveau que le juge est appelé à jouer sur le devant de la scène climatique pose […] de nombreuses questions : sur ses méthodes, sur ses moyens, mais aussi sur sa légitimité à intervenir dans un domaine réservé jusqu’il y a peu au politique.

La légitimité du juge dépendra aussi de sa capacité à rendre des décisions réalistes, effectivement exécutables et politiquement acceptables. »

C’est dans la continuité de ces enjeux qu’après l’avoir reconnu comme droit collectif, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur un droit individuel à un environnement sain et équilibré et a rapidement été suivi par les justiciables et ce faisant par les juges administratifs.

Le cadre de reconnaissance de cette nouvelle liberté fondamentale est nécessairement resserré, les enjeux étant considérables pour toutes les parties et le risque important d’un emballement contre-productif ; mais le champ des possibles est conséquent et, pour les citoyens, s’ouvre ainsi une nouvelle base d’action, dans leur rôle de « gardiens» des engagements de l’Etat[11].

* * *

[1] Commentaire partiel de la loi 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives. Du sursis à exécution au référé suspension, simple réforme en trompe l’œil ou évolution inquiétante ?  Xavier Braud, Revue Juridique de l’Environnement, n°4, 2000. pp. 575-594.

[2] Intervention de Bernard Stirn à la Cour de justice de l’Union européenne de Luxembourg, le 5 décembre 2016

[3] Décision n° 394254 du Conseil d’État – 12 juillet 2017 suivie de Décision n° 428409 du Conseil d’État – 10 juillet 2020 (cette dernière, prononçant l’astreinte semestrielle prévue dans la première, liquidée à deux reprises par décisions du 4 août 2021 et 17 octobre 2022, portant même numéro)

[4] Conseil d’Etat, décision n° 451129 du 20/09/2022

[5] Conseil d’Etat, Commune de Grande-Synthe et autres, n° 427301 du 19/11/2020

[6] Tribunal administratif de Marseille, ordonnance n°2208000 du 5/10/2022

[7] Tribunal administratif de Lille, ordonnance n°2205679 du 14/10/2022

[8] Tribunal administratif de Bordeaux, ordonnance n° 2205058 du 26/09/2022

[9] Tribunal administratif de Nantes, ordonnance n°2212556 du 28/09/2022

[10] Colloque Cour de cassation – Conseil d’Etat, 21/05/2021

[11] Y. Aguila, « Petite typologie des actions climatiques contre l’Etat », AJDA 2019. 1853

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