Risque de pollution et secret des affaires

Risque de pollution et secret des affaires 

 

Décision du Conseil d’Etat, 15 mars 2023, Association Réseau « Sortir du nucléaire », n°456871

Par sa décision du 15 mars 2023, la haute juridiction administrative est venue préciser l’articulation entre le droit à l’information environnementale et le secret des affaires.

En l’espèce, l’association Réseau « Sortir du nucléaire » (« l’association ») a demandé à la société EDF de lui communiquer le dossier d’options de sûreté d’un projet de piscine d’entreposage de combustibles nucléaires usés. La société EDF lui en a communiqué une version occultée de passages relatifs d’une part, à la teneur des outils de surveillance utilisés et à la température de l’eau et, d’autre part, à l’implantation du système de refroidissement et d’apport d’eau.

L’association a fait valoir que la société EDF avait rendu une décision implicite de refus de communiquer à l’association une version sans occultation des passages susvisés. Elle a donc demandé au Tribunal administratif de Lyon d’annuler la décision de refus et d’enjoindre à EDF de lui communiquer une version sans occultation.

Par un jugement du 20 juillet 2021, le Tribunal administratif de Lyon a rejeté la demande de l’association. Cette dernière a ensuite formé pourvoi devant le Conseil d’Etat.

Le Conseil d’Etat s’est fondé sur l’article L124-4 du code de l’environnement et l’article L311-6 du code des relations entre le public et l’administration, pour constater que l’autorité publique est fondée à « rejeter la demande d’une information relative à l’environnement dont la consultation ou la communication porte atteinte, notamment, à la sécurité publique ou au secret des affaires ». Ledit article L311-6 précise que le secret des affaires comprend « le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles ».

Cependant, quand la demande porte sur une information relative à des émissions de substances dans l’environnement, elle ne peut être rejetée par l’autorité publique que dans un des trois cas énumérés à l’article L124-5 du Code de l’environnement, parmi lesquels ne figure pas le secret des affaires.

Ledit article L124-5 transpose en droit français l’article 4 de la directive 2003/4/CE du 28 janvier 2003 concernant l’accès du public à l’information en matière d’environnement, qui prévoit que le rejet d’une demande d’information environnementale est admis si la divulgation des informations porte atteinte « à la confidentialité des informations commerciales ou industrielles, lorsque cette confidentialité est prévue par le droit national ou communautaire afin de protéger un intérêt économique légitime ». Néanmoins, il est prévu que les Etats ne peuvent pas, en vertu de ce point, prévoir qu’une demande soit rejetée « lorsqu’elle concerne des informations relatives à des émissions dans l’environnement ».

Pour résumer, l’autorité publique, même si elle est soumise à une obligation de fournir des informations en matière environnementale, peut, en principe, rejeter une telle demande si la communication d’information porte atteinte au secret des affaires. Or, les informations relatives à des émissions dans l’environnement ne sont pas protégées par le secret des affaires.

Dans son arrêt du 15 mars 2023, le Conseil d’Etat apporte aux conditions de protection du secret des affaires en matière environnementale une nouvelle précision : le secret des affaires peut bien être invoqué comme fondement de refus, si la demande porte sur des informations relatives à des émissions purement hypothétiques.

Pour arriver à cette conclusion, le Conseil d’Etat s’est fondé sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), et notamment deux arrêts du 23 novembre 2016.

En premier lieu, dans son arrêt C-442/14, concernant des substances biocides, la CJUE a considéré que la notion d’émissions dans l’environnement devait « être circonscrite aux émissions non hypothétiques, c’est-à-dire aux émissions effectives ou prévisibles du produit ou de la substance en cause dans des conditions normales ou réalistes d’utilisation ». Le raisonnement de cette décision s’appuie sur l’article 1er de la directive 2003/4 susvisée, lu en combinaison avec son article 2, point 1, l’objectif de la directive est de garantir le droit d’accès aux informations concernant des facteurs, tels que les émissions, qui ont ou sont susceptibles d’avoir des incidences sur les éléments de l’environnement, notamment l’air, l’eau et le sol. Or, selon la CJUE « tel n’est, par définition, pas le cas d’émissions purement hypothétiques »[1].

En second lieu, dans son arrêt C-673/13 P, la Cour européenne a précisé la notion d’« informations ayant trait à des émissions dans l’environnement » au sens du règlement d’Aarhus (règlement (CE) nº1367/2006 du 6 septembre 2006). La CJUE a confirmé qu’il ne convient pas de retenir une interprétation restrictive de cette notion ; qu’elle n’est pas limitée aux informations concernant les émissions provenant de certaines installations industrielles ; mais que « cette notion n’inclut pas les informations relatives à des émissions hypothétiques »[2]. La Cour a affirmé que les informations qui « ont trait à » des émissions dans l’environnement sont « celles qui concernent ou qui sont relatives à de telles émissions, et non les informations présentant un lien, direct ou indirect, avec les émissions »[3]. Selon la Cour, « ladite notion doit être interprétée comme couvrant, notamment, les indications relatives à la nature, à la composition, à la quantité, à la date et au lieu des émissions effectives ou prévisibles »[4].

En conséquence, les informations relatives à des émissions hypothétiques sont protégées par le secret des affaires. Dans son arrêt du 15 mars 2023, le Conseil d’Etat précise que les « émissions susceptibles de résulter d’un accident éventuel (…) présentent un caractère purement hypothétique ». Le Conseil d’Etat a confirmé l’interprétation du tribunal administratif de Lyon qui a jugé que les passages occultés, relatifs à la teneur des outils de surveillance utilisés dans la piscine d’entreposage et à la température de l’eau, concernaient des équipements et méthodes destinés à empêcher des émissions accidentelles. Ainsi, ils ne constituaient pas des informations relatives à des émissions de substances dans l’environnement, mais à des émissions purement hypothétiques.

On peut regretter ici que le Conseil d’Etat ait retenu une définition de la notion d’émissions dans l’environnement attachée à l’utilisation d’un produit biocide « destiné à être émis dans l’environnement en raison de sa fonction même »[5] pour évaluer la légalité du refus de communication d’informations.

En effet, l’article 4 de la Directive 2003/4 à laquelle fait référence la CJUE précise que les motifs de refus visés aux paragraphes 1 et 2 sont interprétés de manière restrictive, en tenant compte dans le cas d’espèce de l’intérêt que présenterait pour le public la divulgation de l’information. Dans chaque cas particulier, l’intérêt public servi par la divulgation est mis en balance avec l’intérêt servi par le refus de divulguer. Les États membres ne peuvent, en vertu du paragraphe 2, points a), d), f), g) et h), prévoir qu’une demande soit rejetée lorsqu’elle concerne des informations relatives à des émissions dans l’environnement.

Dans le domaine de la sûreté nucléaire d’un site de stockage, il aurait ainsi pu être considéré inhérent à la nature même des substances stockées et à leur durée de vie que les éléments de prévention de leur rejet dans l’environnement – ou à plus forte raison de confinement des émissions dans l’environnement –  entrent dans le cadre d’une information légitime du public. Une question sur la nécessité d’une différentiation d’interprétation de la Cirective 2003/4, liée à la destination même des substances concernées, aurait ainsi pu être posée à la CJUE.

L’association requérante a fait valoir que les informations relatives à la teneur des outils de surveillance et la température de l’eau ne relevaient pas du secret des affaires, qui n’était donc pas invocable comme fondement du refus. A cet égard, le Conseil d’Etat constate que ces éléments ont été développés dans le cadre de l’activité de recherche et développement d’EDF, et qu’ils relèvent du secret des procédés. Selon l’article L311-6 du code des relations entre le public et l’administration, susvisé, le secret des affaires comprend bien le secret des procédés.

Enfin, le Conseil d’Etat affirme que l’occultation des passages traitant l’implantation des systèmes de refroidissement et du mécanisme d’apport d’eau peut être justifiée en ce que la divulgation de ces informations porterait atteinte à la sécurité publique, car elle serait de nature à générer un risque accru d’actes de malveillance.

Pour résumer, il ressort de l’arrêt du 15 mars 2023 que :

  • Le secret des affaires peut fonder le refus d’une demande d’informations relatives à des émissions dans l’environnement qui seraient purement hypothétiques,
  • Les informations relatives aux équipements et méthodes développés dans le but d’empêcher des émissions accidentelles concernent des émissions purement hypothétiques,
  • Les informations relatives à des outils ou procès développés dans le cadre de l’activité de recherche et développement d’une société et qui sont protégées par le secret des procédés relèvent aussi du secret des affaires ; un refus de divulguer de telles informations peut donc être fondé,

La divulgation de l’emplacement exact des équipements, qui serait de nature à générer un risque en ce qui concerne la sécurité d’une installation ou la protection du public, peut être refusée sur le fondement de l’atteinte qui serait portée à la sécurité publique.

 

[1] Paragraphe 80 de l’arrêt C-442/14

[2] Paragraphe 71 de l’arrêt C-673/13 P

[3] Paragraphe 78 de l’arrêt C-673/13 P

[4] Paragraphe 79 de l’arrêt C-673/13 P

[5] Paragraphe 79 de l’arrêt C-442/14

Partager sur LinkedIn